« Qui dit français nativisé, indigénisé, dit norme endogène. Or la France est l'un des rares pays dans le monde où il y a une véritable fétichisation de la norme. Impossible de devenir présentateur vedette du journal télévisé sur une grande chaîne nationale, agrégé de lettres, ministre ou même grand acteur de cinéma si l'on conserve l'accent de sa province. Yves Montand a maintes fois raconté combien d'efforts il avait été amené à faire lorsque, jeune Marseillais monté à Paris pour faire carrière cinématographique, il avait été contraint de gommer son accent méridional. Ce dernier, tout comme l'accent alsacien, bourguignon, créole ou africain, est sans cesse moqué, ridiculisé. Mais il n'y a pas que l'accent : depuis que Malherbe avait entrepris de "dégasconner la langue française" au XVIIe siècle, le français s'est privé d'étonnantes richesses dialectes et s'est figé, voire étiolé, dans une parlure parisiano-bourgeoise qui sent parfois le chloroforme. Que de mots perdus à jamais, d'expressions, d'images envolées! Quand on la compare avec les littératures allemande ou italienne, qui n'hésites pas à puiser dans le trésor de leurs dialectes, on mesure la perte qui a résulté, pour la littérature française, de l'imposition presque militaire (voir l'enquête de l'abbé Grégoire, pendant la Révolution française, "sur les patois de France et les moyens de les éradiquer") d'une langue qui, au départ, n'était parlée que par une modeste fraction de la population de l'île-de-France.
À l'heure de la mondialisation, cette fétichisation de la norme confine au ridicule le plus absolu. D'autant que l'adversaire principal, l'anglo-américain, se fiche royalement d'une telle contrainte. Personne ne fait attention à votre accent, ou en tout cas ne vous en tient rigueur, quand vous postulez pour un emploi, passez l'oral d'un examen ou jouez dans un film. Accents australien, néo-zélandais, africain, indo-pakistanais, sud-états-unien, nord-états-unien, californien, caribéen ne souffrent d'aucune discrimination particulière par rapport à l'accent british, lequel se divise déjà entre accents anglais, gallois, écossais et nord-irlandais. Et cela est aussi vrai du lexique : le Harrap's accueille chaque année des centaines de mots indo-pakistanais, caribéens, africains ou états-uniens, alors que le Robert est particulièrement frileux, y compris envers ce qu'il nomme pudiquement les "canadianismes". Le grotesque est d'ailleurs atteint lorsque, au lieu d'adopter le beau néologisme québécois de "courriel" pour dire e-mail, l'Académie française tente froidement de nous imposer "mél". Autrement dit, le franglais vaut mieux que les français indigènes"
Il est donc temps pour l'Hexagone de reconnaître qu'il n'est plus le seul centre de production du français et donc de la norme, et qu'il existe depuis bientôt un siècle des lieux où le français est aussi vivace, aussi dynamique que sur les bords de la Seine. Que dans ces lieux de nouveaux types de français s'élaborent et donc de nouvelles normes, des normes endogènes qui ne sont en rien inférieures à celle de Paris. Qu'elles ont droit au respect parce qu'elles témoignent non pas de l'appauvrissement de la langue mais de son enrichissement par l'apport d'imaginaires différents. »
CONFIANT, Raphaël. Créolité et Francophonie : un éloge de la « diversalité ». In AGENCE INTERGOUVERNEMENTALE DE LA FRANCOPHONIE. Diversité culturelle et mondialisation. Paris : Éditions Autrement, 2004, p. 248-249.
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